La "pinte quotidienne" des chimpanzés (et les origines de notre goût pour l’alcool)
Le 17 septembre 2025, une étude publiée dans la prestigieuse revue Science Advances a créé la surprise : les chimpanzés sauvages consommeraient quotidiennement l’équivalent d’une pinte de bière en alcool... sans jamais ouvrir de bouteille.
Loin d’une habitude culturelle, cette ingestion provient naturellement des fruits fermentés qu’ils dévorent en grande quantité. Cette découverte, qui confirme la fameuse « théorie du singe ivre », bouleverse notre regard sur l’origine de l’appétence humaine pour l’alcool et interroge nos propres pratiques de consommation.

Une consommation quotidienne insoupçonnée
Les chercheurs de l’Université de Californie à Berkeley, dirigés par Aleksey Maro, ont analysé 21 espèces de fruits consommés par les chimpanzés dans deux sites emblématiques : le parc national de Kibale en Ouganda et celui de Taï en Côte d’Ivoire.
Tous les fruits étudiés contenaient de l’éthanol, avec une concentration moyenne comprise entre 0,26 et 0,3% en poids.
Chaque chimpanzé ingère ainsi entre 4,5 et 6 kilogrammes de fruits par jour, soit environ 5 à 10% de son poids corporel.
Cela représente une dose équivalente à 14 grammes d’éthanol pur absorbée quotidiennement, l’équivalent pour un humain d’une pinte de bière blonde. Malgré ce volume impressionnant, les primates étudiés ne montrent aucun signe d’ivresse, l’alcool étant ingéré de manière progressive tout au long de la journée, dilué dans leur alimentation.
La fermentation naturelle, une mécanique biologique universelle
La présence d’alcool dans le régime alimentaire des chimpanzés s’explique par un processus simple et universel : la fermentation spontanée. Lorsque les fruits tombent au sol et poursuivent leur maturation, les levures naturellement présentes à leur surface transforment leurs sucres en éthanol.
Plus un fruit est avancé dans son stade de maturité, plus sa teneur en alcool augmente.
Les observations de terrain montrent d’ailleurs que les chimpanzés privilégient les fruits les plus mûrs, ceux dont la fermentation est la plus avancée. Ce choix alimentaire ne serait donc pas anodin. L’éthanol, en faible concentration, ne rend pas ces animaux ivres, mais il pourrait leur fournir un signal chimique indiquant une source énergétique riche et immédiatement disponible.
La théorie du singe ivre enfin validée
Cette découverte vient renforcer une hypothèse longtemps controversée : la « théorie du singe ivre », formulée il y a plus de dix ans par le biologiste Robert Dudley, aujourd’hui co-auteur de l’étude. Selon lui, l’attirance des humains pour l’alcool et leur capacité à le métaboliser trouvent leurs racines dans l’évolution des primates.
Il y a environ 10 millions d’années, les ancêtres des grands singes auraient dû adapter leur régime alimentaire face au recul des forêts africaines. En consommant davantage de fruits tombés au sol, ils se sont naturellement exposés à l’éthanol issu de la fermentation. Cette exposition régulière aurait sélectionné une tolérance génétique à l’alcool, transmise jusqu’à l’être humain. La nouvelle étude apporte donc une confirmation tangible de cette intuition : notre rapport à l’alcool serait, au moins en partie, hérité de notre lointain passé évolutif.
Implications pour l’espèce humaine
Le constat est sans équivoque : les chimpanzés, nos plus proches cousins, ingèrent chaque jour des doses d’éthanol physiologiquement significatives. Cette donnée éclaire sous un angle nouveau notre propre relation à l’alcool. Notre attrait pour l’alcool ne viendrait pas (uniquement !) de la culture, mais aussi d’un héritage biologique vieux de plusieurs millions d’années.
Pour Nathaniel Dominy, professeur d’anthropologie et de biologie de l’évolution au Dartmouth College, cette étude constitue un « véritable tour de force ». Elle pose des questions inédites : comment cette exposition chronique a-t-elle influencé le développement de nos enzymes de détoxification, comme l’alcool déshydrogénase ? Et dans quelle mesure ce legs biologique explique-t-il les excès ou les vulnérabilités observés dans les sociétés modernes ?
Quelles pistes de recherche pour demain ?
Si l’étude confirme que les chimpanzés consomment naturellement de l’alcool, elle soulève encore de nombreuses questions. Les chercheurs veulent savoir si ces primates recherchent volontairement les fruits les plus fermentés, ou si cette consommation est simplement le résultat de leur régime habituel. Autre interrogation : cette exposition chronique pourrait-elle entraîner une forme de tolérance ou de dépendance chez eux, comparable à certains comportements humains ?
Les scientifiques s’intéressent aussi aux effets physiologiques de cette ingestion régulière. L’éthanol pourrait influencer le métabolisme, le microbiote intestinal, voire certains comportements sociaux des chimpanzés. En éclairant ces mécanismes, les chercheurs espèrent mieux comprendre non seulement nos origines évolutives, mais aussi les risques et bénéfices associés à la consommation d’alcool chez l’être humain.
La découverte que les chimpanzés absorbent chaque jour l’équivalent d’une pinte de bière en fruits fermentés change notre regard sur l’alcool. Elle montre que cette substance n'est pas une invention humaine et fait partie depuis longtemps de l’environnement naturel des primates. Comprendre ce lien ancien nous aide à replacer nos propres habitudes dans une perspective évolutive : notre rapport à l’alcool est aussi biologique.
Reste une question ouverte et vertigineuse : si nos ancêtres ont appris à vivre avec l’éthanol depuis des millions d’années, comment expliquer que notre société moderne peine encore à trouver un équilibre avec cette molécule si familière ?
