Épuisement professionnel et alcool : les liaisons dangereuses

L’épuisement professionnel ne se limite plus au seul burn-out. Il se décline aujourd’hui en un triptyque de souffrances : surcharge (burn-out), sous-stimulation (bore-out) et perte de sens (brown-out). Ces formes d’usure psychique, encore mal reconnues, s’enracinent dans la culture du travail moderne. Ce qui les relie souvent : un recours discret mais insidieux à l’alcool, utilisé comme une échappatoire ou un régulateur émotionnel. À mesure que les pressions s’accumulent, que le sens se délite ou que l’ennui devient chronique, l’alcool devient une stratégie d’adaptation... aux effets profondément délétères.

Comprendre les 3 « B » de l’épuisement au travail
Le burn-out : usé jusqu’à la corde
Le burn-out est sans doute la forme d’épuisement professionnel la plus connue. Il résulte d’un stress chronique lié à une surcharge de travail, souvent couplé à une absence de reconnaissance ou de contrôle sur son activité. Les symptômes en sont bien documentés : épuisement émotionnel, cynisme ou déshumanisation des relations, et effondrement du sentiment d’accomplissement. Selon les dernières estimations, 34% des salariés français en auraient déjà fait l’expérience.
Dans ce contexte de pression continue, l’alcool peut devenir une soupape, un réconfort transitoire à la fin d’une journée trop pleine. Des études estiment qu’environ 10% des personnes en burn-out consomment des substances psychoactives (alcool, médicaments, drogues) pour tenir le coup.
Un phénomène d’autant plus préoccupant qu’il peut rester invisible, notamment chez les profils à responsabilités, où l’on retrouve fréquemment des formes d’alcoolisme à haut fonctionnement – une consommation problématique dissimulée sous une façade d’efficacité.
Le bore-out : l’ennui comme poison lent
Moins médiatisé que le burn-out, le bore-out est tout aussi ravageur, mais agit en silence. Il touche les salariés qui souffrent d’un manque chronique de stimulation, d’une charge de travail trop faible ou de missions dévalorisantes.
Le sentiment d’inutilité professionnelle, associé à une perte d’estime de soi, génère un mal-être insidieux, souvent minimisé par l’entourage professionnel.
Les conséquences sont multiples : fatigue importante, troubles de la mémoire, désengagement progressif, mais aussi une augmentation des conduites addictives.
L'étude Bored to death? de 2010 révèle que les salariés qui s’ennuient au travail présentent 2,5 fois plus de risques cardiovasculaires, notamment à cause d’une surconsommation d’alcool et de tabac pendant les horaires de travail. Ce lien souligne que, même sans surcharge, l’environnement professionnel peut être un terreau fertile pour les dépendances.
Le brown-out : quand rien n'a plus beaucoup de sens
Le brown-out est encore peu connu, mais il gagne du terrain. Il se manifeste quand un salarié ne trouve plus aucun sens dans les tâches qu’on lui confie, au point de ne plus comprendre pourquoi il se lève le matin.
Cette forme d’épuisement est étroitement liée à la perception d’avoir un “bullshit job”, pour reprendre l’expression de l’anthropologue David Graeber : un emploi absurde ou inutile dont la personne ne perçoit plus la valeur ajoutée.
« A bullshit job is a form of paid employment that is so completely pointless, unnecessary, or pernicious that even the employee cannot justify its existence. » - David Graeber
Les personnes en brown-out ne sont pas forcément débordées ni isolées ; elles sont vidées de leur motivation, parfois en décalage avec les valeurs de l’entreprise. Cette perte de repères entraîne une apathie mentale, de l’irritabilité, un désintérêt général... et peut ouvrir la voie à des comportements d’automédication, notamment via l’alcool.
L’idée n’est pas de se détendre après une journée difficile, mais de remplir un vide existentiel. Et dans ce cas, la frontière entre “verre social” et dépendance fonctionnelle devient floue.
Pourquoi l’alcool devient un refuge
Une stratégie d’adaptation dysfonctionnelle
Lorsque le travail devient une source de mal-être, l’alcool est souvent perçu comme une solution immédiate, voire “inoffensive” : un verre pour se détendre, oublier, se récompenser. Mais cette stratégie de régulation émotionnelle est un piège. Elle masque le problème sans jamais le résoudre, tout en installant une dépendance insidieuse.
Comme le résume Verena, ancienne cadre citée dans un témoignage de l’OMS :
« J’ai compris que l’alcool n’était qu’un substitut pour faire face à mes problèmes les plus profonds. »
Cette consommation n’est pas toujours visible. C’est souvent le cas dans les milieux professionnels exigeants, où l’on valorise la performance à tout prix. Il n’est pas rare de rencontrer des profils en “burn-out de haut vol” qui cumulent surcharge, solitude, et alcoolisme à haut fonctionnement, une dépendance masquée derrière une façade de réussite.
Le cercle vicieux stress–alcool
À court terme, l’alcool peut donner l’illusion d’un soulagement : on dort plus vite, on se sent “déconnecté” du stress. Mais cette sensation est trompeuse. À mesure que la consommation s’installe, le système nerveux s’habitue, les doses augmentent, et le bien-être recherché se transforme en instabilité émotionnelle, irritabilité et fatigue persistante.
Ce mécanisme s’inscrit dans ce que les spécialistes appellent le cercle de la récompense et du stress, où l’alcool alimente la dépression et l’épuisement, et pousse à boire davantage.
Le plus insidieux, c’est que les usages ne se ressemblent pas : certains boivent de façon chronique en soirée (heavy drinking), d’autres de manière intense sur des périodes courtes (binge drinking), parfois même sur le lieu de travail.
Ces deux schémas ont des impacts distincts sur la santé mentale, mais convergent vers un risque accru de dépendance.
👉 Lire notre article pour comprendre les différences entre binge et heavy drinking
Une relation bidirectionnelle : l’alcool vous épuise aussi
Si l’épuisement professionnel peut conduire à boire, l’inverse est tout aussi vrai. Une consommation excessive et répétée d’alcool impacte directement les performances cognitives, la concentration, la mémoire et la capacité à prendre des décisions. Progressivement, le salarié devient moins efficace, plus irritable, plus isolé, ce qui peut déclencher à son tour une spirale d’épuisement.
Ce phénomène est particulièrement visible dans des secteurs exigeants comme la santé, où les cas de burn-out amplifiés par une consommation régulière d’alcool sont bien documentés. À l’échelle individuelle, ce double impact — psychique et professionnel — fragilise durablement l’estime de soi, tout en rendant la sortie du cycle alcoolique encore plus complexe.
L’impact sur la santé physique et mentale
L'alcool brouille vos connexions
Lorsque la consommation d’alcool s’installe dans un contexte d’épuisement professionnel, les effets cognitifs deviennent rapidement perceptibles : troubles de la mémoire, difficultés de concentration, ralentissement intellectuel. Ces symptômes peuvent aggraver le sentiment d’incompétence au travail, nourrir l’isolement, et conduire à des situations d’inaptitude professionnelle.
Le tableau s’assombrit d’autant plus que ces effets s’accompagnent souvent d’une altération du comportement : irritabilité, impulsivité, repli sur soi, voire agressivité. À long terme, ces troubles menacent non seulement la santé mentale, mais aussi la stabilité sociale et professionnelle.
Le corps trinque, lui aussi
Sur le plan physique, les conséquences sont tout aussi préoccupantes. L’alcoolisme associé à un stress chronique augmente le risque d’accidents cardiovasculaires, de cancers, de maladies du foie, de troubles du sommeil et de troubles digestifs. C’est un poison lent qui épuise le corps autant que l’esprit.
Les professionnels de santé, confrontés à ce double fardeau — charge de travail écrasante et fatigue chronique — sont parmi les plus exposés. Ils cumulent forte consommation d’alcool, stress aigu, et accès facilité aux substances, ce qui rend leur prise en charge encore plus urgente et délicate.
Des populations particulièrement vulnérables
Les professionnels de santé, en première ligne... et en danger
Médecins, infirmiers, aides-soignants… Les soignants sont parmi les plus exposés à l’épuisement professionnel, avec 55% déclarant avoir connu un ou plusieurs épisodes de burn-out.
Le paradoxe est cruel : ceux qui prennent soin des autres ont souvent peu de temps ou de ressources pour prendre soin d’eux-mêmes.
Dans cette population, près d’un sur deux déclare une consommation régulière d’alcool, et 58% rapportent des troubles tels que dépression, anxiété ou pensées suicidaires.
Le cocktail charge mentale + responsabilités vitales + manque de reconnaissance crée un terrain propice à l’installation de dépendances durables — souvent tues par honte ou peur du jugement.
Jeunes actifs et travailleurs précaires : les oubliés de la prévention
Les jeunes travailleurs, tout particulièrement les 18–25 ans, sont également à haut risque.
Le désengagement au travail dans cette tranche d’âge dépasse les 10%, avec un mal-être souvent banalisé sous l’étiquette “jeunesse difficile”.
Du côté des travailleurs précaires (intérimaires, CDD, indépendants sous pression), la situation est tout aussi alarmante : bien qu’ils ne représentent que 15% des salariés, ils concentrent 31 -% des cas positifs à la cocaïne et 25 -% au cannabis sur les lieux de travail. L’alcool est rarement loin dans ces trajectoires de fatigue, d’instabilité et de perte de repères.
L’héritage invisible de la crise COVID-19
La pandémie de COVID-19 n’a pas seulement bouleversé les organisations du travail ; elle a laissé une empreinte durable sur la santé mentale des travailleurs.
Selon les données iThylo, les tests positifs à l’alcool en entreprise ont augmenté de 43% entre 2022 et 2024, et ceux aux stupéfiants de 52%. Plus encore, les tests positifs à la cocaïne ont été multipliés par 13 entre 2017 et 2025.
Confinement, isolement, incertitude, surcharge de travail ou chômage partiel ont tous contribué à accélérer les fragilités psychiques. L’enquête Coset-COVID montre que 1 personne sur 6 parmi les travailleurs indépendants ou agricoles a augmenté sa consommation d’alcool. Les troubles du sommeil, la fatigue chronique et les tensions relationnelles ont agi comme autant de déclencheurs silencieux d’addictions.
Le nombre de salariés en burn-out a plus que doublé pendant la crise, frôlant les 2,5 millions au plus fort de la pandémie. Et pour beaucoup, l’alcool s’est imposé comme un rempart provisoire, avant de devenir un fardeau supplémentaire.
Des politiques publiques (enfin) en mutation
Longtemps marginalisée, la question des addictions en milieu professionnel gagne en visibilité dans les politiques de santé publique. En juin 2025, la Haute Autorité de Santé (HAS) a publié une série de recommandations sur la prévention de l’usage de substances psychoactives en entreprise.
Objectif : sortir du simple dépistage pour aller vers une approche globale, éthique et intégrée.
Parmi les mesures phares :
- Intégrer les risques liés à l’alcool, au cannabis et aux médicaments dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP)
- Mieux outiller les services de santé au travail, les employeurs, mais aussi les salariés eux-mêmes
- Favoriser le repérage individuel sans stigmatisation, en préservant le secret médical
En parallèle, le dispositif ESPER (Entreprises et Services Publics s’Engagent Résolument), porté par la MILDECA, structure depuis 2022 un réseau de prévention national. Ateliers, chartes, bonnes pratiques : les outils existent, mais leur diffusion reste encore timide.
Enfin, le gouvernement a fait de la santé mentale la grande cause nationale 2025, avec un mot d’ordre simple : « Parlons santé mentale ! ». Une initiative bienvenue, à condition qu’elle s’accompagne d’actions concrètes en entreprise, et pas seulement d’affiches dans les couloirs.
Burn-out, bore-out, brown-out... Ces mots, autrefois tabous, sont désormais dans toutes les bouches. Pourtant, le lien avec les conduites addictives, et notamment l’alcool, reste largement sous-exploré. Ce silence pèse lourd : il retarde les diagnostics, invisibilise les souffrances, et empêche la mise en place de solutions à la hauteur du problème.
Certes, les politiques publiques évoluent, les entreprises s’équipent mieux, les mentalités changent. Mais on ne peut s’empêcher de voir dans cette mobilisation tardive le paradoxe d’un système qui tente de réparer ce qu’il a lui-même contribué à casser. Réduction des effectifs, pression constante, management à flux tendus : l’épuisement ne tombe pas du ciel, il est souvent le produit d’une organisation toxique et déplorable.
Sortir du silence, c’est refuser de réduire l’alcoolisme à une faiblesse individuelle. C’est reconnaître les facteurs structurels, agir en amont, et ouvrir enfin un espace de parole — non pas pour accuser, mais pour reconstruire.
Et si on repensait le travail... pour qu’il cesse d’épuiser ceux qui le font vivre ?