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Diageo, Pernod, Rémy... Pourquoi les titans de l’alcool s’effondrent

03/11/2025
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AnthonyAnthony

C’est une onde de choc silencieuse qui secoue un empire vieux de plusieurs siècles. En un peu plus de quatre ans, les géants mondiaux de la bière, du vin et des spiritueux ont vu s’évaporer plus de 830 milliards de dollars de capitalisation boursière, selon un indice compilé par Bloomberg.
L’ensemble du secteur affiche une chute de près de 46% depuis son pic de juin 2021, une déroute inédite pour une industrie que l’on croyait inébranlable, presque “anti-crise” et "evergreen" par nature.
Diageo, Pernod Ricard, Rémy Cointreau, Brown-Forman ou Kweichow Moutai : aucun n’a été épargné. Ces noms emblématiques, longtemps synonymes de stabilité et de rendement, voient leurs valorisations plonger, victimes d’une convergence de forces structurelles — sociétales, sanitaires, économiques et géopolitiques — qui bouleversent en profondeur la manière dont le monde consomme... ou ne consomme plus d’alcool.
Derrière cette correction boursière historique se cache en réalité un changement de civilisation. Les jeunes générations boivent moins, la conscience santé s’impose, les médicaments “coupe-envies” se répandent, et les crises successives – inflation, guerre commerciale, ralentissement chinois – pèsent sur la demande mondiale. Parallèlement, une autre vague monte : celle des alternatives sans alcool, en plein essor, qui séduisent aussi bien les consommateurs que les investisseurs.

Diageo, Pernod, Rémy... Pourquoi les titans de l’alcool s’effondrent

Un séisme boursier sans précédent dans l’histoire de l’industrie de l’alcool

Depuis le pic de juin 2021, les producteurs mondiaux d’alcool traversent une crise boursière d’une ampleur inédite.
Selon Bloomberg, l’indice sectoriel regroupant près de cinquante entreprises du secteur — des brasseurs aux producteurs de spiritueux — a perdu près de la moitié de sa valeur, soit 830 milliards de dollars envolés. Pour une industrie historiquement perçue comme défensive, le choc est monumental.

Les symboles du secteur trinquent les uns après les autres.
Diageo, numéro un mondial des spiritueux et propriétaire de Johnnie Walker, Tanqueray et Smirnoff, a vu son action reculer d’environ 40% depuis la mi-2023. Pernod Ricard, deuxième acteur mondial, a perdu près de 60%, tandis que Rémy Cointreau a subi une chute vertigineuse de 79% sur un an, un effondrement qui a surpris jusqu’aux analystes les plus pessimistes.
Outre-Atlantique, Brown-Forman (Jack Daniel’s) recule lourdement, et en Asie, Kweichow Moutai, le géant chinois du baijiu, se négocie désormais 40% en dessous de son sommet de 2021.

Cette spirale de baisse traduit un désenchantement global des marchés vis-à-vis d’un secteur longtemps jugé intouchable.

“Nous assistons à un basculement structurel, pas à un cycle de déstockage passager”, estime Laurence Whyatt, analyste chez Barclays.

Les investisseurs commencent à douter de la capacité du marché de l’alcool à renouer avec les rythmes de croissance du passé.
Les fondamentaux économiques aggravent cette défiance. Les marges se resserrent sous l’effet de la hausse du coût des matières premières — verre, aluminium, liège — et des tensions logistiques persistantes. Les stocks accumulés pendant la pandémie pèsent encore sur les bilans.
Enfin, l’endettement élevé des grands groupes (plus de 21 milliards de dollars pour Diageo, près de 11 milliards d’euros pour Pernod Ricard) limite leur flexibilité à court terme, d’autant que les taux d’intérêt restent élevés.

Autre signe d’un changement d’époque, la corrélation autrefois quasi parfaite entre consommation mondiale d’alcool et croissance du PIB s’est brisée. Même dans les économies en expansion, la demande ralentit.
Pour les investisseurs, l’alcool n’est plus une valeur “de base” dans les portefeuilles défensifs, mais un secteur sous pression, pris entre transformation sociétale majeure et sérieuse vulnérabilité financière.

Une rupture générationnelle qui transforme la consommation

L’un des moteurs les plus profonds de la crise actuelle se joue bien loin des parquets boursiers... dans les mentalités. Chez les jeunes générations, le rapport à l’alcool s’est radicalement transformé — au point de bouleverser des habitudes ancrées depuis des siècles dans la culture occidentale.

Selon une vaste étude australienne menée auprès de plus de 23 000 personnes, les membres de la génération Z sont près de vingt fois plus susceptibles de ne jamais consommer d’alcool que les baby-boomers.
Les données de l’institut Gallup confirment cette évolution aux États-Unis, la proportion d’adultes déclarant boire de l’alcool est tombée à 54%, son plus bas niveau depuis la création du sondage en 1939. Chez les 18-35 ans, la chute est encore plus spectaculaire puisqu'en vingt ans, la part de consommateurs réguliers a reculé de dix points. Même en Europe, où le vin et la bière occupent une place culturelle forte, les jeunes adultes boivent moins, et surtout autrement.

Cette mutation reflète de nouvelles priorités générationnelles : la santé physique et mentale, la performance, le sommeil, l’équilibre émotionnel. La fête s’est déplacée des bars vers les cafés, les salles de sport, les festivals “sans alcool”, ou encore les “dry clubs”.
Les réseaux sociaux amplifient le mouvement : le hashtag #sobercurious (“sobre par curiosité”) cumule des centaines de millions de vues.

Le lien social ne se fonde plus sur la transgression mais sur la conscience. La modération devient un marqueur d’identité.
“Boire moins” est désormais perçu comme un acte de maîtrise de soi, de lucidité, voire de distinction. Les marques qui continuent de s’adresser aux jeunes avec des codes d’ivresse festive se trouvent décalées, quand celles qui valorisent la sobriété, le goût et la créativité s’ancrent peu à peu dans l’air du temps. Ce renversement générationnel s’enracine dans une nouvelle éthique de consommation, durable, réfléchie et cohérente avec une vision du bien-être global.

L’impact des messages de santé publique et des traitements médicaux

Au-delà des effets culturels et économiques, le marché de l’alcool subit un choc d’image profond. En l’espace de quelques années, le discours public sur l’alcool a changé de nature et dans la plupart des pays, il ne s’agit pas d’appeler à la modération, mais d’alerter sur des risques sanitaires graves, comparables à ceux du tabac.

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a multiplié les campagnes de sensibilisation sur le lien entre alcool et cancers, tandis que l'US Surgeon General a publié en 2024 un avertissement officiel évoquant des “dommages irréversibles” pour la santé.
En Europe, plusieurs pays envisagent un étiquetage sanitaire obligatoire sur les bouteilles d’alcool dès 2026, mentionnant explicitement les risques de cancer et de maladies cardiovasculaires.
La consommation mondiale d’alcool a reculé d’environ 1% en volume en 2024, une première depuis la fin de la pandémie, selon l’IWSR.

Ces messages ont un effet mesurable sur la perception sociale.
Une majorité de consommateurs, notamment les femmes et les moins de 35 ans, déclarent désormais considérer l’alcool comme “un produit à risque”. L’effet “halo” dont bénéficiait autrefois le vin rouge ou les spiritueux “haut de gamme” s’estompe rapidement. Même les grandes maisons françaises, longtemps protégées par l’aura du terroir et de la tradition, constatent une érosion progressive de la consommation domestique.

Mais un autre facteur, inattendu, contribue à ce recul : les médicaments GLP-1, utilisés pour la perte de poids, comme Ozempic ou Wegovy. En modifiant les circuits métaboliques de la faim et de la récompense, ces traitements réduisent également les envies d’alcool.
Une étude publiée en février 2025 dans le JAMA Psychiatry a montré que, dès le deuxième mois de traitement, les patients sous sémaglutide consommaient 30% d’alcool en moins les jours où ils buvaient. D’autres travaux indiquent que près de la moitié des utilisateurs réguliers de GLP-1 signalent une baisse significative de leur consommation.

Pour une industrie déjà fragilisée, cet effet secondaire massif agit comme un frein structurel supplémentaire. Aux États-Unis, où plus de quinze millions de personnes utilisent aujourd’hui ces traitements, plusieurs bars et restaurants signalent une baisse sensible des ventes de vin et de cocktails. Une propriétaire de bar à Dallas a même cité Ozempic comme l’une des raisons de la fermeture de son établissement début 2025.

Les campagnes de prévention et l’effet pharmacologique des GLP-1 produisent ainsi un double mouvement : moins d’envie, moins d’occasion. Ce qui était hier une habitude sociale devient aujourd’hui une décision consciente, et souvent évitée.
Dans ce nouveau paysage, le verre de vin du dîner ou le cocktail du vendredi soir ne sont plus un réflexe, mais un choix rare — et de plus en plus remis en question.

Un contexte économique et géopolitique de plus en plus défavorable

À la mutation des comportements s’ajoute une conjoncture économique qui met à genoux les marges des producteurs d’alcool. Ces dernières années, le secteur a cessé d’être une valeur refuge, rattrapé par la même réalité que tous les biens de consommation : inflation, pouvoir d’achat en berne et tensions commerciales.

L’inflation mondiale, encore élevée en 2024 et 2025, a renchéri l’ensemble des coûts de production — des matières premières au transport. Le prix du verre, de l’aluminium et du liège a grimpé de plus de 20% en deux ans. Parallèlement, la hausse des taux d’intérêt a freiné les dépenses discrétionnaires : les ménages arbitrent, et l’alcool fait partie des premières coupes budgétaires.
Une étude de l’IWSR menée sur quinze grands marchés montre que dans onze d’entre eux, les consommateurs citent la “modération économique” comme leur principal changement de comportement au cours des six derniers mois.

Le phénomène touche directement la consommation dite “hors foyer” (bars, restaurants, hôtels), où les volumes se contractent plus vite que dans la distribution. Les producteurs, eux, n’ont que peu de marge pour répercuter la hausse des coûts : le marché est saturé et les consommateurs, plus sensibles aux prix. Des ventes en baisse, des marges qui s’effritent et des bilans fragilisés par un effet ciseau inédit.

À cette pression intérieure s’ajoutent les tensions commerciales. Depuis août 2025, les États-Unis ont instauré un tarif de 15% sur les vins et spiritueux européens, dans le cadre d’un nouvel épisode de guerre douanière. Ces mesures, visant notamment la France et l’Italie, ont fait chuter les exportations américaines de spiritueux de 9% au deuxième trimestre 2025, avec des reculs vertigineux vers certains marchés : –85% vers le Canada, –29% vers le Royaume-Uni et –23% vers le Japon.
La coalition professionnelle Toasts not Tariffs estime que cette politique pourrait entraîner la perte de 25 000 emplois aux États-Unis et près de 2 milliards de dollars de ventes perdues sur douze mois.

Mais le coup le plus dur vient sans doute de Chine, longtemps considérée comme le relais de croissance le plus prometteur du secteur. L’économie chinoise, freinée par la crise immobilière, la faible confiance des ménages et le vieillissement de la population, s’essouffle.
Surtout, le gouvernement de Xi Jinping a renforcé en 2025 l’interdiction de consommer de l’alcool lors des fonctions officielles, dans le cadre de sa campagne anti-corruption.
Cette mesure, déjà appliquée depuis 2012 mais désormais étendue aux entreprises publiques et aux événements d’État, a provoqué un effondrement des ventes de spiritueux premium.
Le chiffre d’affaires de Pernod Ricard en Chine s’est contracté de 27% au troisième trimestre 2025, et les volumes d’alcool globalement vendus dans le pays ont reculé de 5% en 2024.

Entre inflation persistante, tensions douanières et ralentissement asiatique, l’alcool se retrouve dans une tempête parfaite : des coûts en hausse, des volumes en baisse et des débouchés extérieurs incertains.

Des entreprises fragilisées par l’endettement et la baisse de rentabilité

L’effondrement boursier de l’industrie résulte aussi d’une fragilité interne, longtemps masquée par des années de croissance stable et de marges confortables. Aujourd’hui, les géants du secteur paient le prix d’un modèle trop endetté et trop peu agile.

Chez Diageo, la dette nette atteint 21,9 milliards de dollars, soit 3,4 fois son EBITDA — un niveau supérieur au seuil que la société s’était fixée comme “zone de confort”. Pernod Ricard, de son côté, a vu sa dette grimper de 9,6 à 10,9 milliards d’euros en un an. Pour des entreprises historiquement considérées comme prudentes, ces chiffres inquiètent.
Les taux d’intérêt élevés aggravent la situation : refinancer la dette coûte désormais plus cher, et chaque hausse de 1 point des taux directeurs rogne davantage les bénéfices.

Les marges opérationnelles, elles aussi, s’érodent. Sous la pression des coûts de production et de la baisse des volumes, la rentabilité des grands groupes recule pour la première fois depuis plus d’une décennie. Diageo, par exemple, a vu son résultat opérationnel reculer de près de 27.8% (reported) sur l’exercice 2024/25, tandis que Rémy Cointreau a enregistré une chute de 43% de son bénéfice net sur un an.
Les investisseurs, désormais plus exigeants, sanctionnent rapidement ces contre-performances : le titre Diageo a touché un plus bas de dix ans en septembre 2025, et Fitch Ratings a révisé la note du groupe à A– avec perspective négative.

À ces difficultés financières s’ajoutent des remaniements stratégiques et managériaux. Plusieurs directions ont été remplacées, notamment chez Diageo et Brown-Forman, afin de “réinventer la croissance” autour de nouvelles catégories de produits, dont les spiritueux sans alcool. Mais ces transitions prennent du temps, et le marché reste sceptique.

“Le problème n’est pas la demande ponctuelle, c’est la structure même du portefeuille”, résume une analyste de Morgan Stanley. “Ces groupes ont bâti leur succès sur la premiumisation de l’alcool. Or, c’est précisément ce segment qui se contracte le plus vite.”

Les investisseurs, autrefois attirés par la stabilité du secteur, découvrent aujourd’hui un double risque : des perspectives de croissance durablement affaiblies et des bilans lourdement exposés. Le cocktail est amer.
Les grands noms de l’alcool, longtemps synonymes de prestige et de sécurité, doivent désormais apprendre à naviguer dans un environnement où la dette se paye cher et où la fidélité des consommateurs n’est plus acquise.

L’essor fulgurant du sans alcool et des boissons alternatives

Tandis que les piliers historiques du secteur vacillent, un autre univers s’impose avec une vitalité saisissante : celui des boissons sans alcool. Longtemps relégué à un rôle secondaire, ce segment est désormais au cœur de la croissance mondiale des boissons.
En 2024, l’industrie non alcoolisée a été évaluée à 1 320 milliards de dollars, et les projections tablent sur 2 680 milliards d’ici 2034, selon Precedence Research — soit un taux de croissance annuel moyen supérieur à 7%.

Cette progression fait émerger tout un écosystème “no & low” (sans ou faiblement alcoolisé). Selon l’IWSR, le volume des bières sans alcool a bondi de 23% en 2024, et devrait continuer à croître de 18% par an d’ici 2029. Les spiritueux sans alcool, encore marginaux il y a cinq ans, séduisent désormais une clientèle exigeante.

Les grandes marques ne s’y trompent pas. Diageo a investi dans la marque américaine Ritual Zero Proof, Carlsberg a lancé son premier cidre sans alcool, et Moët Hennessy a pris une participation dans French Bloom, pionnier français du mousseux désalcoolisé. Cette réallocation stratégique confirme s'il le fallait que le sans alcool n’est pas un produit “de substitution”, mais un nouveau territoire de valeur et d’innovation. Et là où l’industrie traditionnelle défend ses parts de marché, les acteurs du “sans” créent de nouvelles occasions de consommation : brunchs, afterworks, restaurants gastronomiques, voire événements sportifs.

Les investisseurs, eux aussi, y voient une opportunité. Les fonds ESG et les portefeuilles orientés “bien-être” privilégient désormais les entreprises innovantes dans les segments sans alcool. Les start-ups qui allient naturalité, durabilité et design séduisent un public de plus en plus large — bien au-delà des abstinents. Les chiffres parlent d’eux-mêmes puisqu'en entre 2022 et 2024, 61 millions de nouveaux consommateurs ont été recrutés dans la catégorie “no & low” sur dix marchés clés, selon l’IWSR.

En quatre ans à peine, un symbole de stabilité s’est fissuré. Le secteur de l’alcool, longtemps perçu comme une valeur sûre de la consommation mondiale, affronte désormais sa première crise systémique : un choc économique amplifié par une mutation sociétale et culturelle sans précédent.
L’effondrement de 830 milliards de dollars de capitalisation est le reflet d’un changement profond dans la manière dont nos sociétés pensent le plaisir, la santé et la convivialité.

Les marchés, les gouvernements et les consommateurs convergent, parfois sans se coordonner, vers la même idée : l’alcool n’est plus un pilier de la modernité, mais une habitude à questionner. Ce glissement, progressif mais irréversible, bouleverse tout un écosystème industriel bâti sur l’héritage, la tradition et la récurrence du geste.

Pour les grands groupes, l’heure n’est plus à la défense du modèle historique, mais à la réinvention de leur raison d’être.
Beaucoup l’ont compris, il s’agit de proposer une expérience cohérente avec les aspirations contemporaines — santé, maîtrise, durabilité, et esthétisme. Dans ce cadre, le sans alcool est une continuité naturelle.

L’histoire économique retiendra sans doute cette période comme celle du Peak Booze, le sommet d’une ère révolue. Mais au-delà du déclin d’un modèle, c’est un nouveau paradigme du boire qui s’invente. Et si la prochaine décennie appartenait à ceux qui sauront faire rimer plaisir, conscience et innovation ?

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