De la figue fermentée au cognac : 10 000 ans d’histoire (et plus) de l’alcool
L’alcool n’est pas une invention récente de l’humanité. Bien au contraire, les dernières découvertes archéologiques, paléogénétiques et biologiques révèlent que la relation entre les êtres humains — et leurs ancêtres — avec les substances fermentées remonte à plusieurs millions d’années. Alors qu’on pensait autrefois que la fermentation alcoolique était apparue autour de la révolution néolithique, vers 10 000 ans avant notre ère, des résidus vieux de 13 000 ans et des mutations génétiques survenues il y a 10 millions d’années viennent bouleverser ce récit. Ce que l’on croyait être une invention culturelle récente pourrait bien être une adaptation évolutive ancienne, enracinée dans notre biologie de primates frugivores.

Les premières traces : la bière natoufienne (13 700–11 700 av. J.-C.)
En 2018, des archéologues ont mis au jour dans la grotte de Raqefet, au nord d’Israël, ce qui constitue à ce jour les plus anciennes traces connues de production alcoolisée intentionnelle. À travers l’analyse de mortiers en pierre datés de 13 700 à 11 700 ans avant notre ère, l’équipe a identifié des résidus de céréales fermentées, notamment de l’orge et du blé transformés par germination, broyage et chauffage. Ces indices concordent avec la fabrication d’une boisson fermentée rudimentaire — une forme archaïque de bière, probablement dense, trouble et faiblement alcoolisée.
Les Natoufiens, peuple de chasseurs-cueilleurs du Levant, auraient donc développé une forme de brassage avant même l’invention de l’agriculture, renversant ainsi l’idée selon laquelle l’alcool serait un sous-produit de la sédentarisation. Le fait que ces résidus aient été découverts sur un site funéraire renforce l’hypothèse d’un usage rituel de cette boisson fermentée, possiblement liée à des cérémonies d’hommage aux défunts. Certains chercheurs vont jusqu’à avancer que le désir de consommer des boissons fermentées aurait pu influencer la domestication précoce des céréales, ouvrant un débat fascinant sur les moteurs réels de la néolithisation.
Jiahu (Chine) : le premier « cocktail » fermenté de l’humanité (7000–6600 av. J.-C.)
À Jiahu, dans la province du Henan en Chine, des jarres en céramique datées entre 7000 et 6600 av. J.-C. ont révélé une boisson fermentée aux ingrédients multiples : riz, miel et fruits (probablement aubépine ou raisin sauvage). Cette découverte, fruit des analyses menées par Patrick McGovern et son équipe, constitue la plus ancienne preuve biomoléculaire confirmée de consommation d’alcool au monde.
La fermentation était ici le résultat d’un processus naturel : les levures présentes sur les fruits et dans le miel déclenchaient spontanément la transformation des sucres en alcool. On est loin de la bière ou du vin tels qu’on les connaît, mais cette mixture complexe témoigne déjà d’une certaine maîtrise de la fermentation, bien avant les premières écritures ou les grandes civilisations. Plus qu’une banale boisson, ce « proto-cocktail » illustre une forme précoce d’expérimentation alimentaire, aux confins de l’innovation, du hasard et du rituel.
Le vin de raisin dans le Caucase : Géorgie et Arménie (6000–4000 av. J.-C.)
La Géorgie est aujourd’hui reconnue comme le berceau historique du vin de raisin. Sur les sites néolithiques de Gadachrili Gora et Shulaveris Gora, des jarres datées entre 6000 et 5800 av. J.-C. ont livré des traces chimiques d’acide tartrique — un marqueur indiscutable de la vinification. Ces contenants, parfois d’une capacité de plus de 300 litres, servaient vraisemblablement à la fermentation, au stockage et à la consommation d’un vin rudimentaire issu de Vitis vinifera, la vigne eurasienne déjà domestiquée. Il s’agit là des plus anciennes preuves connues de vinification raisonnée à grande échelle.
Un peu plus à l’est, en Arménie, la grotte d’Areni-1, explorée entre 2007 et 2010, a révélé la plus ancienne installation vinicole complète jamais découverte : pressoir, cuves de fermentation, jarres de stockage, gobelets. L’analyse des pigments confirme la production de vin rouge il y a plus de 6000 ans. Fait remarquable : cette cave se trouvait à proximité immédiate d’un espace funéraire, ce qui suggère que le vin était aussi un élément central des rituels de passage. Le cépage Areni, cultivé encore aujourd’hui dans cette région, pourrait être l’héritier direct de cette longue tradition.
La bière dans les grandes civilisations : Égypte et Mésopotamie (4000–1800 av. J.-C.)
En Égypte, la bière occupait une place centrale dans la vie quotidienne comme dans les rituels. À Hierakonpolis, une brasserie datée entre 3764 et 3537 av. J.-C. témoigne déjà d’une production à grande échelle, avec des cuves capables de fournir près de 400 litres à la fois. L’utilisation de grains maltés de blé et d’orge, ainsi que la présence de germination contrôlée, indiquent une maîtrise technique avancée du brassage. Quelques siècles plus tard, à Abydos, une brasserie encore plus vaste — active vers 3000 av. J.-C. — aurait produit plus de 22 000 litres de bière, preuve que cette boisson faisait partie intégrante de l’économie, de la religion et de l’alimentation.
En Mésopotamie, la bière est également omniprésente dès les débuts de la civilisation sumérienne. L’Hymne à Ninkasi, daté de 1800 av. J.-C., est à la fois un chant religieux dédié à la déesse de la bière et la plus ancienne “recette” de brassage connue. Il décrit en vers la fabrication du bappir (un pain d’orge cuit), sa mise à fermenter avec du miel et des dattes, et le rôle des femmes — souvent prêtresses — dans ce processus. Dans cette société urbaine naissante, la bière n’est pas un simple plaisir : elle est un aliment, une offrande et une norme sociale, régulée jusque dans le Code d’Hammurabi.
L’invention de la distillation : un savoir alchimique né dans le monde arabe (VIIIe–Xe siècle apr. J.-C.)
La maîtrise de la distillation marque une rupture majeure dans l’histoire des boissons alcoolisées. Si la fermentation est un processus naturel, la distillation, elle, est une invention technologique complexe, née dans le monde arabo-musulman entre le VIIIe et le Xe siècle. Le savant Jabir ibn Hayyan (Geber en Occident) est considéré comme l’un des pionniers de la chimie. Il est à l’origine du premier alambic fonctionnel (al-ambiq, en arabe), capable de concentrer les vapeurs d’alcool issues du vin chauffé. Son objectif n’était pas de produire des spiritueux, mais d’obtenir des substances pures pour des usages médicaux ou alchimiques.
Son successeur, Muhammad ibn Zakariya al-Razi (Rhazès), perfectionne les procédés de distillation et documente leur usage dans des traités scientifiques. Au fil des siècles, d’autres érudits arabes (Al-Kindi, Avicenne) améliorent les dispositifs, notamment en introduisant le serpentin de refroidissement, qui permet un condensat plus stable. Bien que l’Islam proscrive la consommation d’alcool, ces recherches ont permis, paradoxalement, la naissance des spiritueux modernes — d’abord utilisés comme élixirs ou antiseptiques, bien avant de devenir des boissons.
L’essor des spiritueux modernes : brandy, cognac, whisky (XVIe–XVIIe siècle)
C’est en Europe, entre le XVIe et le XVIIe siècle, que la distillation alcoolique sort des monastères et des laboratoires pour entrer dans l’histoire des boissons. À l’origine, on distillait le vin pour en faciliter le transport maritime : en réduisant son volume, on limitait les taxes et les pertes. Mais les marchands s’aperçurent vite qu’un stockage prolongé en fût de chêne transformait le liquide, lui conférant douceur, arômes et teinte ambrée. Ainsi naquirent le brandy, l’armagnac et le cognac, dont la double distillation fut perfectionnée en Charente vers 1610. Ce processus deviendra la norme de qualité des eaux-de-vie françaises.
En parallèle, le whisky et le rhum émergent à la faveur des échanges coloniaux. Le premier se développe en Écosse et en Irlande, tandis que le second naît dans les plantations de canne à sucre des Caraïbes, à partir de la mélasse. Grâce à des innovations techniques comme les cols de cygne ou les serpentins refroidissants, les distillats gagnent en pureté et en puissance. À cette époque, l’alcool atteint des degrés jamais atteints auparavant, ouvrant la voie à une consommation nouvelle : plus forte, plus concentrée, plus culturelle aussi. L’histoire des spiritueux modernes commence alors vraiment.
Une origine plus ancienne encore : l’hypothèse du “singe ivre”
Et si notre attirance pour l’alcool ne datait pas de quelques millénaires, mais de plusieurs millions d’années ? C’est ce que suggère l’“hypothèse du singe ivre”, formulée par le biologiste Robert Dudley. Selon lui, nos ancêtres frugivores — primates vivant de fruits mûrs — auraient appris à repérer l’éthanol comme un signal olfactif de nourriture énergétique. Dans les forêts tropicales, les fruits tombés au sol fermentent naturellement, dégageant une légère odeur d’alcool. Suivre cette odeur permettait aux primates de localiser des ressources caloriques précieuses.
Cette idée séduisante a reçu un soutien génétique en 2014, lorsqu’une équipe dirigée par Matthew Carrigan a démontré qu’une mutation du gène ADH4, survenue il y a environ 10 millions d’années, avait multiplié par 40 la capacité de certains primates à métaboliser l’éthanol. Cette mutation coïncide avec une phase d’évolution où nos ancêtres sont descendus des arbres, augmentant leur exposition à des fruits fermentés au sol. Ce n’est donc pas seulement la culture humaine qui nous a rapprochés de l’alcool, mais **une longue histoire biologique inscrite dans notre génome. **
Des études récentes ont confirmé que certains chimpanzés sauvages consomment régulièrement de l’éthanol via les fruits fermentés de leur environnement. En 2025, une équipe internationale dirigée par Robert Dudley et Aleksey Maro a analysé les régimes de plusieurs groupes de chimpanzés en Afrique de l’Ouest et de l’Est. Ainsi, les fruits qu’ils mangent chaque jour — notamment les figues et les prunes locales — contiennent en moyenne 0,31 à 0,32 % d’alcool en poids, une teneur naturelle issue de la fermentation spontanée.
Compte tenu de la quantité de fruits ingérés quotidiennement (environ 4,5 kg par individu), les chimpanzés consomment jusqu’à 14 grammes d’éthanol pur par jour — l’équivalent de deux verres de vin pour un humain de 70 kg. Ce chiffre est d’autant plus frappant que ces primates ne montrent aucun signe d’ivresse : leur organisme, grâce à la mutation du gène ADH4, métabolise progressivement l’alcool au fil de la journée.
Ces résultats confirment que l’exposition régulière à l’alcool n’est pas une anomalie humaine, mais un trait partagé avec d’autres grands singes.
En avril 2025, une autre étude menée dans le parc national de Cantanhez, en Guinée-Bissau, a révélé un comportement inédit : des chimpanzés partageant volontairement des fruits fermentés entre membres d’un même groupe. Les caméras ont capté 70 scènes de consommation de Treculia africana (fruit à pain africain), dont 24 fruits contenaient des taux d’alcool allant jusqu’à 0,61 % ABV. Parmi ces observations, 10 cas de partage ont été documentés — un acte peu fréquent chez ces primates, habituellement peu enclins à partager leur nourriture.
Ce comportement suggère que ces fruits fermentés ne sont pas seulement nutritifs, mais joueraient un rôle social, favorisant les interactions pacifiques ou la cohésion de groupe. Dans un cas étonnant, un individu a même laissé un congénère prélever directement le fruit de sa bouche, signe d’un partage actif-passif, rare chez les chimpanzés. Ce parallèle avec les rituels humains de consommation collective — repas, toasts, apéritifs — nourrit l’idée que l’alcool aurait depuis longtemps une fonction sociale, bien avant l’invention des boissons fermentées contrôlées.
Une adaptation ancienne, un défi moderne
L’histoire évolutive de notre relation à l’éthanol révèle un paradoxe : ce qui nous a autrefois offert un avantage sélectif pourrait aujourd’hui devenir une vulnérabilité. Nos ancêtres métabolisaient mieux l’alcool que d’autres espèces car cela leur permettait d’exploiter une ressource calorique rare. Mais dans nos sociétés modernes, où l’alcool est omniprésent, concentré et dissocié de tout effort de recherche ou de rareté, cette ancienne adaptation devient un piège. Comme le souligne Robert Dudley, “nous sommes câblés pour en consommer quand nous en trouvons — mais nous en trouvons partout”.
Cette perspective évolutionniste offre un nouvel éclairage sur la question de l’addiction. Elle rappelle que notre attirance pour l’alcool n’est pas seulement culturelle ou psychologique, mais ancrée dans des mécanismes cérébraux sélectionnés depuis des millions d’années. Comprendre cette profondeur peut aider à déculpabiliser certains comportements tout en repensant notre rapport collectif à l’alcool.
Synthèse chronologique : 10 millions d’années d’alcool
Loin d’être une invention strictement humaine, la consommation d’éthanol s’inscrit dans une histoire évolutive et culturelle d’une ampleur exceptionnelle.
Voici les grandes étapes de cette chronologie :
- 10 millions d’années : mutation du gène ADH4, permettant à nos ancêtres primates de mieux métaboliser l’éthanol présent dans les fruits fermentés.
- 13 700–11 700 av. J.-C. : bière rudimentaire dans la grotte de Raqefet (Israël), utilisée probablement lors de rituels funéraires.
- 7000–6600 av. J.-C. : boisson fermentée mixte (riz, miel, fruits) à Jiahu, en Chine — première preuve biomoléculaire confirmée.
- 6000–5800 av. J.-C. : vin de raisin dans le Caucase, en Géorgie ; vinification domestiquée dans de grandes jarres.
- 4100–4000 av. J.-C. : installation vinicole complète à Areni-1, en Arménie, incluant pressoir et cuves.
- 3764–3537 av. J.-C. : brasserie égyptienne à Hierakonpolis — première production de bière à grande échelle.
- vers 3000 av. J.-C. : bière omniprésente dans la culture mésopotamienne, codifiée dans l’Hymne à Ninkasi.
- VIIIe–Xe siècle apr. J.-C. : invention de la distillation par les savants arabes, perfectionnement de l’alambic.
- XIIe–XIVe siècle : transmission de la distillation vers l’Europe chrétienne, usage médicinal de l’aqua vitae.
- XVIe–XVIIe siècle : naissance des spiritueux modernes (brandy, cognac, whisky, rhum) grâce à la double distillation et au vieillissement en fût.
L’histoire de l’alcool commence bien avant l’histoire humaine.
Ce n’est pas seulement un produit de la fermentation maîtrisée ou de l’agriculture, mais une composante ancienne de notre écologie sensorielle et sociale, partagée avec d’autres primates. Loin d’être une anomalie, notre attirance pour l’éthanol s’enracine dans des millions d’années d’évolution, d’adaptations génétiques et de comportements collectifs.
Mais comprendre ces origines ne signifie pas que l’alcool est inoffensif. Au contraire, cette connaissance renforce une idée simple : nous ne sommes pas faits pour vivre entourés de sources concentrées d’alcool à portée constante. Dans un monde où l’éthanol est raffiné, promu, marketé et dissocié de tout contexte alimentaire, notre “câblage primitif” peut devenir une vulnérabilité.
C’est aussi ce qui rend le choix du sans alcool si contemporain : il ne nie pas l’histoire de l’éthanol, il en prend conscience.
Revenir à des pratiques sobres, explorer des boissons fermentées naturelles, partager des moments sans excès, c’est peut-être renouer avec ce que l’alcool était à l’origine : un lien entre corps, environnement et communauté — et non un produit de consommation à haut risque.
