Prévention, lobbying, État : qui tire les ficelles du FUD ?
En 1927, au plus fort de la Prohibition américaine, des milliers de citoyens tombent malades ou meurent après avoir bu de l’alcool industriel volontairement empoisonné par l’État. L’idée était machiavélique : dissuader la consommation par la peur.
Le résultat fut catastrophique, laissant derrière lui une trace indélébile car lorsque la prévention se transforme en manipulation, la frontière entre protection et violence se fait tenue.
Un siècle plus tard, les méthodes ont changé mais la mécanique reste la même. Dans le débat sur l’alcool, la peur, l’incertitude et le doute – le fameux FUD – sont devenus des leviers de communication à double usage.
Les lobbies s’en servent pour minimiser les risques et brouiller les messages, tandis que certains acteurs publics misent encore sur le choc et la peur pour provoquer une prise de conscience.
Au milieu de ce duel, le consommateur oscille entre méfiance et confusion. Alors, jusqu’où peut-on utiliser la peur comme outil de prévention ? Et comment distinguer information responsable et manipulation émotionnelle ?

La peur comme argument
Bien avant les campagnes d'aujourd'hui, les mouvements de tempérance ont largement utilisé le langage de la peur.
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des affiches présentaient l’alcool comme une menace existentielle : source de criminalité, de misère et de dégénérescence familiale. On y décrivait l’alcoolique comme une “plaie vivante”, incurable et dangereuse pour l’ordre social.
La Prohibition américaine (1920–1933) incarne l’aboutissement extrême de cette logique. Pour décourager la consommation illégale, le gouvernement alla jusqu’à empoisonner l’alcool industriel, et a provoqué la mort de dizaines de milliers de personnes.
L’idée était de créer une peur telle que la population se détournerait de l’alcool. Mais cette stratégie se retourna contre ses initiateurs : loin d’éradiquer la consommation, elle fit naître un marché noir florissant et une défiance accrue envers les autorités.
Cette séquence historique rappelle une évidence : le FUD, lorsqu’il est utilisé comme outil de santé publique, peut produire des effets inverses à ceux recherchés. La peur sidère, mais elle ne convainc pas durablement.
Aujourd’hui en France : un débat piégé entre peur et banalisation
Des campagnes trop alarmistes... censurées
En 2023, deux campagnes de prévention prêtes à être diffusées furent annulées par le gouvernement, jugées trop “choc”.
Les slogans – “Quand on boit des coups, notre santé prend des coups” ou “Ne laissez pas l’alcool vous mettre K.-O.” – mettaient clairement en avant les risques sanitaires. Mais selon plusieurs acteurs de santé publique, la décision d’annuler ces messages fut directement influencée par le lobby viticole, soucieux de protéger l’image du vin. Cette information médicale jugée trop anxiogène n’a jamais atteint le public.
“C’est la base” : prévention ou banalisation ?
Quelques mois plus tard, la campagne “C’est la base”, destinée aux 17–25 ans, choisit une stratégie inverse : éviter soigneusement de mentionner les dangers de l’alcool, et choisir d'insister sur l’importance de boire de l’eau entre deux verres.
Présentée comme une approche de réduction des risques, cette communication fut vivement critiquée. Ses détracteurs l’accusèrent de banaliser la consommation et de renforcer l’idée que l’alcool reste la norme sociale, à condition de savoir "s’hydrater".
Les lobbies sont des maîtres du brouillard
Parallèlement, l’industrie de l’alcool développe ses propres campagnes, parfois présentées comme de la prévention, mais en réalité conçues pour entretenir le doute.
En 2015, une opération de Vin & Société avait par exemple été qualifiée de “désinformation” par des organismes de santé : derrière des conseils apparemment neutres, le message principal restait la valorisation du vin comme produit culturel.
Ces stratégies reposent sur un FUD inversé : minimiser les risques, détourner l’attention, semer la confusion scientifique.
Les effets pervers d’un double FUD
Trop de peur mène au rejet
Les campagnes alarmistes ont un effet paradoxal : elles peuvent provoquer le déni plutôt que l’adhésion.
Lorsqu’un message de prévention est perçu comme excessif ou culpabilisant, il perd en crédibilité. Le public se dit :
“On exagère, donc je n’écoute plus.”
Les alertes légitimes sont ainsi rejetées en bloc. Ce phénomène a été observé avec certaines campagnes “choc” contre l’alcool, mais aussi dans d’autres domaines de santé publique. La peur sidère, mais elle ne change pas durablement les comportements.
La banalisation entretient la consommation
À l’inverse, les campagnes trop neutres – voire complaisantes – peuvent contribuer à normaliser la consommation d’alcool.
En se focalisant sur des messages “soft” (boire de l’eau entre deux verres, consommer avec modération...), elles laissent entendre que l’alcool reste acceptable tant qu’il est encadré.
Ce flou alimente un FUD inversé : le doute ne porte plus sur les dangers de l’alcool, mais sur la légitimité même de la prévention. Entre banalisation et ambiguïté, le consommateur peine à savoir à quoi se fier.
Vers une communication éthique et efficace
Informer sans sidérer
La recherche en santé publique est claire : les campagnes fondées uniquement sur la peur ne fonctionnent que si elles sont accompagnées de solutions concrètes.
Dire “l’alcool tue” sans offrir d’alternative ou de ressource conduit surtout à la sidération. En revanche, associer l’alerte à une action praticable – comme participer à un défi sans alcool comme le Sober October, tester une alternative festive ou s’appuyer sur un réseau d’entraide – augmente fortement l’efficacité du message.
Privilégier la transparence
Les consommateurs d’aujourd’hui n’attendent pas qu’on les infantilise, mais qu’on leur donne des informations claires.
La transparence – indiquer les données scientifiques, reconnaître les incertitudes, préciser les sources – renforce la confiance et l’esprit critique. Cette honnêteté intellectuelle rare constitue une arme bien plus durable que la peur brute ou le doute entretenu.
Valoriser les alternatives
Enfin, une communication efficace sur l’alcool ne devrait pas seulement pointer les risques, mais aussi mettre en avant les alternatives.
Les boissons sans alcool, les moments festifs sobres, les témoignages inspirants : autant d’éléments positifs qui permettent d’imaginer un futur sans dépendre de l’alcool.
Plutôt que de culpabiliser ou de banaliser, il s’agit de donner envie d’essayer autre chose.
Dans le débat sur l’alcool, la peur, l’incertitude et le doute forment une mécanique bien rodée. Utilisés par les mouvements de tempérance ou par l’État, ils ont parfois conduit à des excès, jusqu’au drame de la Prohibition. Instrumentalisés par les lobbies, ils servent au contraire à brouiller les pistes, à minimiser les risques et à affaiblir les messages de prévention.
Ces deux formes de FUD, en apparence opposées, ont un point commun : elles affaiblissent la confiance du public et empêchent un débat serein. Trop de peur conduit au rejet, trop d’ambiguïté entretient la consommation.
La voie la plus féconde consiste à sortir de ce bras de fer. Plutôt qu’entretenir la peur ou le doute, il s’agit de miser sur la transparence, la nuance et la mise en valeur d’alternatives. Une information claire, des solutions concrètes et des propositions sans alcool désirables constituent les piliers d’une communication éthique.
Car au fond, l’enjeu est de permettre à chacun de décider en connaissance de cause, libéré des manipulations émotionnelles.
