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La francisation des fruits : le grand maquillage de l’agroalimentaire français

27/10/2025
AnthonyAnthony

Sur les étals des supermarchés, les étiquettes “origine France” s’imposent comme un gage de qualité, de proximité et de traçabilité. Mais derrière ce marquage rassurant se cache une réalité bien moins vertueuse : celle d’une fraude organisée à grande échelle, baptisée “francisation”, qui consiste à faire passer des fruits importés pour des produits français.

Ce phénomène, longtemps marginalisé, prend aujourd’hui une dimension industrielle. Selon la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), près d’un tiers des établissements contrôlés en 2024 présentaient des irrégularités sur l’origine des produits alimentaires. Des centaines de tonnes de fruits — framboises, kiwis, myrtilles — ont ainsi été reconditionnées, réétiquetées, puis redistribuées comme étant françaises, souvent au prix fort.
Cette supercherie est systémique. Elle pénalise les producteurs locaux, trompe les consommateurs, et sape la crédibilité du label “France” dans un marché déjà fragilisé par la pression des importations.
En remontant les chaînes d’approvisionnement, en examinant les failles du système de contrôle et en analysant les réponses encore trop timides des pouvoirs publics, cet article propose une plongée dans l’un des scandales alimentaires les plus pernicieux de ces dernières années.

La francisation des fruits : le grand maquillage de l’agroalimentaire français

Un phénomène massif et organisé

La francisation des fruits n’est ni marginale, ni accidentelle. Elle s’est imposée comme une pratique récurrente dans la chaîne de distribution, avec des volumes qui dépassent largement le cadre artisanal.
En 2024, la DGCCRF a mené 10 000 contrôles ciblés sur l’origine des denrées alimentaires : dans 30 à 34 % des cas, des anomalies ont été constatées concernant l’étiquetage, selon plusieurs rapports croisés de la Répression des fraudes et d’organismes agricoles.

L’exemple le plus frappant reste celui de l’entreprise Fruits rouges du Périgord. Entre 2020 et 2021, cette société a importé et reconditionné 412 tonnes de fruits rouges — essentiellement des framboises, myrtilles, cassis et groseilles — provenant du Maroc, du Portugal, des Pays-Bas ou encore du Guatemala. Ces produits, une fois reconditionnés en barquettes, ont été revendus sous l’étiquette “origine France” dans des enseignes de la grande distribution.

Ce seul cas représente environ 5% de la production nationale annuelle de fruits rouges, pour un chiffre d’affaires frauduleux estimé à plus de 1,5 million d’euros. Or, cette affaire est loin d’être isolée. En août 2024, un autre grossiste basé dans le Loir-et-Cher a été condamné à 100 000 euros d’amende (ainsi que 20 000€ d'amende pour son président) pour avoir frauduleusement “francisé” plusieurs milliers de tonnes de fruits rouges.

La récurrence de ces pratiques, leur ampleur et la variété des produits concernés indiquent l’existence d’un véritable système structuré, nourri par la recherche de marges rapides et facilité par un encadrement réglementaire encore trop poreux.

Les mécanismes de la francisation

La francisation repose sur une logistique simple mais redoutablement efficace, qui rend sa détection difficile et sa rentabilité maximale. Le principe est toujours le même : des fruits sont importés légalement depuis l’étranger — Maroc, Espagne, Portugal, Pays-Bas ou même Chili — puis reconditionnés en France dans des barquettes neutres, avant d’être étiquetés “origine France” et distribués dans les circuits classiques de vente.

Ces manipulations sont souvent réalisées dans des entrepôts discrets, au sein de plateformes logistiques ou chez des grossistes qui approvisionnent la grande distribution. Le reconditionnement n’est pas illégal en soi ; c’est l’étiquetage mensonger sur l’origine qui constitue la fraude.

Un reportage diffusé en 2022 dans l’émission Zone Interdite a révélé, grâce à des caméras cachées, des scènes explicites : des employés transférant des framboises portugaises dans des barquettes françaises, destinées à des enseignes nationales.
Ce processus permet d’augmenter artificiellement la valeur du produit, grâce au différentiel de prix entre fruits importés et fruits français — parfois jusqu’à 30% moins chers à l’achat.

Les fraudeurs opèrent souvent en période de forte tension sur les prix ou de faible disponibilité des produits locaux. Par exemple, les fraises sont “francisées” au printemps, les melons et cerises en été, les kiwis en fin d’année. Cette stratégie maximise l’écart entre l’offre française limitée et la demande saisonnière élevée, augmentant d’autant les profits.

Les produits concernés sont nombreux : fruits rouges (framboises, myrtilles, groseilles, mûres, cassis), mais aussi châtaignes, kiwis, melons, pêches et même tomates. Cette diversité montre que la francisation n’est pas cantonnée à quelques filières : elle est devenue un outil commercial, pour contourner les contraintes de production locale tout en surfant sur le marketing territorial.

Une fraude à multiples visages

La francisation n’est pas l’apanage de quelques acteurs isolés : elle irrigue plusieurs segments de la filière.
En première ligne, on trouve les grossistes et expéditeurs, souvent implantés à proximité des bassins de production, qui achètent des fruits étrangers à bas prix et les réinjectent dans le circuit français via des entrepôts de conditionnement.

Mais la fraude ne s’arrête pas là. Des vendeurs de marché ou de bord de route participent aussi à ce système en se faisant passer pour des producteurs locaux. Certaines enquêtes ont montré que seulement 20% des produits vendus par ces marchands étaient effectivement cultivés en France. Le reste provient d’achats de gros, reconditionnés et revendus avec un discours “local” trompeur.

Les produits “francisés” se retrouvent jusqu’aux rayons des grandes enseignes comme Leclerc, Carrefour, Intermarché, Auchan, ou les magasins U. Ces distributeurs, bien qu’en apparence victimes, sont parfois accusés de fermer les yeux sur l’origine réelle des produits, faute de contrôles suffisants sur leurs fournisseurs. Si certaines chaînes ont renforcé leurs audits internes, la diversité des intermédiaires rend la détection complexe.

Autre spécificité de cette fraude : sa capacité à s’adapter aux attentes des consommateurs. À une époque où la demande de “made in France” n’a jamais été aussi forte, certains opérateurs utilisent cette appétence comme levier marketing, sans jamais en garantir l’authenticité. Ce mensonge orchestré touche la confiance des consommateurs et fragilise indirectement tous les producteurs respectueux des règles.

Quelles conséquences pour l’économie agricole française ?

La francisation engendre une concurrence déloyale directe pour les producteurs français, déjà confrontés à des conditions de production plus contraignantes et à une pression constante sur les prix. Alors que les coûts de main-d’œuvre en France atteignent 75,95 € par jour pour un ouvrier agricole, ceux de l’Espagne avoisinent les 42 €, sans parler des écarts encore plus importants avec le Maroc ou le Portugal.

Ce différentiel s’ajoute à des exigences sanitaires, environnementales et sociales plus strictes en France, qui augmentent les coûts de production mais garantissent une qualité que les produits “francisés” ne respectent pas.
En détournant l’étiquette “origine France”, les fraudeurs s’exonèrent de ces contraintes tout en bénéficiant de leur image.

Les chiffres illustrent bien le déséquilibre : la production française de fruits rouges stagne autour de 16 000 tonnes par an, tandis que les importations ont bondi à plus de 40 000 tonnes en 2023, soit un triplement en dix ans. La part de marché des producteurs français sur le segment des framboises est ainsi tombée à 17%, contre 25% dix ans plus tôt.

Cette érosion progressive, accentuée par la fraude, met en péril la viabilité de nombreuses exploitations. Les producteurs respectueux des normes se retrouvent dans l’impossibilité de rivaliser sur les prix avec des produits illégalement labellisés “France”. À terme, c’est l’ensemble de la filière fruitière hexagonale qui se trouve fragilisée, y compris dans sa capacité à investir et à innover.

Pour les consommateurs, la tromperie est double : ils paient plus cher des produits supposément français, et ils perdent la possibilité d’un choix éclairé, que ce soit pour soutenir l’agriculture locale ou pour privilégier des produits soumis à des normes de qualité strictes.

Les failles du système de contrôle

Face à une fraude aussi organisée que la francisation, les moyens actuels de contrôle apparaissent largement insuffisants. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), pourtant en première ligne, subit depuis des années une baisse constante de ses effectifs. Entre 2007 et 2022, ses effectifs sont passés de 3 723 à environ 2 800 agents, soit une perte de près de 25%.

Dans 14 départements, la DGCCRF ne compte pas plus de six agents, et dans 38 départements, moins de dix. Ce maillage extrêmement réduit rend impossible toute couverture systématique des flux de marchandises. Les contrôles se concentrent sur les établissements jugés à risque ou déjà épinglés, ce qui laisse de larges zones d’ombre où les fraudes prospèrent.

Même avec les 10 000 contrôles réalisés en 2024 sur la traçabilité des produits alimentaires, on reste très en deçà des besoins.
Selon les chiffres de la DGCCRF, ces contrôles ont conduit à 560 procédures, soit à peine 5,6% des établissements visités. Ce taux suggère soit une capacité d’action très limitée, soit un volume de fraude encore plus important que ce qui est détecté.

Autre difficulté et pas des moindres, la complexité des chaînes logistiques modernes, où plusieurs intermédiaires interviennent entre le producteur et le point de vente. Cela complique la tâche des enquêteurs, qui doivent remonter toute la filière pour prouver une fraude à l’origine.
De plus, certaines opérations de reconditionnement se font dans des structures intermédiaires peu surveillées, parfois même hors du radar administratif, comme des entrepôts temporaires ou des circuits de marché parallèle.

Malgré les efforts de certains services déconcentrés, la DGCCRF manque des ressources humaines, juridiques et technologiques pour faire face à une fraude qui s’est professionnalisée. Sans un renforcement significatif des moyens, la francisation risque de rester une zone grise tolérée de fait.

Des rustines pour une fraude systémique

Face à l’ampleur du phénomène, plusieurs pistes de réformes émergent, portées tant par les pouvoirs publics que par les acteurs de la filière agricole. La Coordination Rurale, appuyée par d’autres organisations professionnelles, appelle à un plan national de lutte contre la francisation, incluant :

  • une traçabilité renforcée à chaque étape logistique ;
  • des contrôles systématiques dans les entrepôts de reconditionnement et les plateformes de distribution ;
  • un renforcement massif des effectifs de la DGCCRF, indispensable pour rétablir une couverture territoriale efficace.

En parallèle, la technologie blockchain est régulièrement évoquée comme une solution d’avenir. En créant un registre infalsifiable des transactions dans la chaîne d’approvisionnement, cette technologie permettrait de certifier l’origine des produits en temps réel, tout en rendant les manipulations ultérieures détectables. Plusieurs projets pilotes sont en cours dans l’agroalimentaire, avec des entreprises qui testent l’ancrage de labels, certificats ou données logistiques sur des blockchains privées ou publiques.

Mais la réponse ne peut être seulement nationale. À l’échelle européenne, les obligations d’indication d’origine ne concernent actuellement qu’une partie des produits alimentaires. Des discussions sont en cours au Parlement européen pour élargir cette obligation à d’autres catégories, et surtout, pour imposer aux produits importés le respect des mêmes normes de production que celles en vigueur dans l’Union. Cette harmonisation est essentielle pour restaurer une concurrence loyale et limiter les pratiques de contournement.

Enfin, le régime de sanctions pénales est unanimement jugé insuffisant. Les peines actuelles — souvent de simples amendes, parfois avec sursis ! — sont très en dessous des gains obtenus par les fraudeurs. Des voix s’élèvent pour réclamer des amendes proportionnelles au chiffre d’affaires frauduleux, l’instauration de peines de prison ferme pour les cas graves, et surtout, l’application systématique de l’interdiction de gérer pour les opérateurs condamnés, afin d’éviter les récidives masquées par des montages juridiques.

Ces mesures, encore en débat, conditionnent la capacité de l’État à reprendre le contrôle d’une filière en perte de crédibilité.

Le rôle des consommateurs dans la traque de la tromperie

Face à la complexité des chaînes logistiques et à la faiblesse des contrôles institutionnels, les consommateurs peuvent devenir des acteurs-clés de la vigilance alimentaire. Sans remplacer l’action de l’État, leur comportement peut freiner la diffusion des produits frauduleux.

Premier réflexe : observer la cohérence entre l’origine affichée et la saisonnalité des fruits. Des fraises françaises en mars ou des kiwis en plein été doivent immédiatement éveiller la méfiance. De même, les prix anormalement bas pour des produits “origine France” sont souvent un indice de fraude déguisée, en particulier en grande distribution.

Deuxième levier : privilégier les circuits courts, les ventes directes à la ferme ou via des réseaux identifiés. Les AMAP, marchés de producteurs labellisés, ou plateformes spécialisées permettent une traçabilité plus transparente, et un dialogue direct avec le producteur.

Troisième axe : s’appuyer sur les labels reconnus, comme l’Indication Géographique Protégée (IGP), le Label Rouge, ou l’agriculture biologique. Ces certifications offrent une meilleure traçabilité, bien que la vigilance reste de mise : la prolifération des labels rend leur compréhension difficile — plus de **30% des consommateurs déclarent n’en connaître que 5 ou moins. **

Enfin, les outils numériques permettent désormais de signaler facilement des pratiques douteuses. La plateforme publique SignalConso permet à tout citoyen de transmettre à la DGCCRF une alerte en quelques clics. En 2024, plusieurs enquêtes ciblées ont été déclenchées grâce à ces signalements.

Acheter en conscience, c’est aussi refuser de légitimer une économie de la fraude, où l’origine devient une variable marketing manipulable. À l’heure où la souveraineté alimentaire est un enjeu stratégique, le consommateur informé devient un acteur de la régulation par le marché.

La francisation des fruits n’est pas un simple écart ponctuel ou une dérive marginale : c’est le symptôme d’un déséquilibre profond dans le fonctionnement du marché agroalimentaire. En détournant l’origine des produits, certains opérateurs court-circuitent les règles, minent la crédibilité des labels, dévalorisent l’engagement des producteurs honnêtes, et trompent durablement le consommateur.

Le paradoxe est cruel : à l’heure où la consommation responsable, le soutien à l’agriculture locale et la traçabilité sont devenus des attentes fortes, les outils institutionnels peinent à suivre, affaiblis par des années de sous-investissement. Les sanctions, souvent symboliques, n’ont pas le pouvoir dissuasif nécessaire face à une fraude qui génère des millions d’euros de profit.

Il ne s’agit plus seulement de renforcer les contrôles, mais de refonder un cadre plus robuste, fondé sur la transparence technologique, la responsabilisation des distributeurs, l’harmonisation des normes à l’échelle européenne et un signal fort en matière de justice économique. Le mensonge sur l’origine n’est pas une faute technique : c’est un acte de concurrence déloyale, une atteinte à la souveraineté alimentaire, et un renoncement à l’éthique commerciale.

Tant que ce déséquilibre persistera, les producteurs français seront pénalisés, les consommateurs dupés, et la confiance dans le “made in France” fragilisée. Ce combat, aussi technique qu’éthique, engage toute la chaîne, des champs aux rayons.