996 et sobriété sélective : la Silicon Valley remplace l’alcool par le dopage cognitif
Le modèle de travail “996” – travailler de 9 h à 21 h, six jours par semaine – s’est imposé en Chine comme un symbole d’acharnement productif avant d’être officiellement interdit.
Aujourd’hui, il gagne du terrain dans la Silicon Valley, particulièrement dans les startups de l’intelligence artificielle où la compétition mondiale est féroce.
Dans ce contexte, un phénomène surprenant émerge : la sobriété sans alcool devient un marqueur de performance et d’engagement total. Mais cette apparente tempérance cache souvent des pratiques encore plus radicales, allant du microdosing de LSD à la consommation de nootropiques.
Le 996 : travailler jusqu’à l’épuisement
Né au sein des géants technologiques chinois comme Alibaba ou Huawei, le rythme “996” impose 72 heures de travail hebdomadaires. Bien qu’il ait été interdit en Chine après plusieurs drames liés à l’épuisement professionnel, il refait surface dans la Silicon Valley, particulièrement dans l’écosystème des startups d’intelligence artificielle.
Dans ce secteur où l’innovation avance à une vitesse vertigineuse, des jeunes pousses affichent sans complexe leur adhésion à ce modèle. Certaines précisent même dans leurs offres d’emploi qu’il ne faut postuler que si l’on est prêt à consacrer 70 heures par semaine au bureau. Pour les fondateurs et investisseurs, ce surinvestissement est présenté comme un passage obligé afin de rivaliser avec la concurrence mondiale, notamment chinoise.
Mais derrière ce discours héroïque se cachent des réalités préoccupantes. Les études montrent que les entrepreneurs dépassent déjà largement les 50 heures hebdomadaires, que 88% d’entre eux se sentent émotionnellement épuisés, et que plus d’un tiers se trouvent en zone rouge du burnout. Les symptômes sont clairs : troubles du sommeil, irritabilité, addictions et effondrement de la santé mentale.
La sobriété comme nouvel étendard
Historiquement, l’univers des startups de la Silicon Valley s’est construit autour d’une culture festive, où les “happy hours” et les soirées arrosées célébraient chaque levée de fonds.
Mais une rupture générationnelle est en cours. De plus en plus de jeunes fondateurs – souvent âgés de 18 à 25 ans – choisissent d’abandonner totalement l’alcool. Dans certaines promotions de Y Combinator, le bar est désormais vide lors des événements networking.
Ce changement est un véritable signal social. Affirmer que l’on ne boit pas devient une manière de prouver son sérieux, son engagement et sa disponibilité totale pour le projet entrepreneurial. La sobriété est intégrée à une mentalité baptisée “locked in” : consacrer chaque journée uniquement au travail et au sommeil, excluant toute distraction jugée superflue.
Cette abstinence n’est donc pas seulement personnelle, elle est performative. Elle permet aux fondateurs d’afficher publiquement leur dévotion au rythme 996 et leur refus de céder aux “tentations” sociales. Une sorte d’ascèse moderne où ne pas boire devient un gage de crédibilité dans l’univers ultra-compétitif de l’innovation.
Le “Cali Sober” et la sobriété sélective
Si l’alcool est désormais perçu comme un frein à la performance, cela ne signifie pas que les entrepreneurs de la Silicon Valley adoptent une sobriété absolue.
Beaucoup revendiquent une approche dite “Cali Sober”, qui exclut l’alcool mais tolère le cannabis, voire certains psychédéliques. L’idée est simple : bannir ce qui réduit la productivité tout en conservant ce qui peut, au contraire, stimuler créativité et endurance.
Ce modèle illustre une sobriété sélective, davantage utilitariste que morale.
Le cannabis est parfois présenté comme une aide à la relaxation sans nuire au travail, tandis que de jeunes fondateurs n’hésitent pas à parler du LSD en microdoses comme d’un “booster” de concentration et d’innovation.
L’alcool, lui, est réduit à un statut de poison incompatible avec l’état de “grind mode” – cette hyperfocalisation revendiquée par une partie de la nouvelle génération tech.
Cette redéfinition de la sobriété traduit un rapport instrumental au corps et à l’esprit : tout ce qui optimise est conservé, tout ce qui ralentit est rejeté. Mais derrière cette logique d’optimisation se cache une nouvelle frontière entre bien-être et dopage déguisé.
Le microdosing et les nootropiques comme leviers de performance
Le microdosing, qui consiste à consommer une infime fraction d’une dose de LSD avant de travailler, est devenu une pratique courante dans la Silicon Valley.
Héritage de la contre-culture des années 1960, il est aujourd’hui réinterprété comme un outil de productivité. Ses adeptes affirment qu’il favorise la concentration, la créativité et la gestion de l’anxiété. Steve Jobs lui-même avait reconnu que ses expériences avec le LSD avaient influencé sa vision et sa capacité d’innovation.
En parallèle, les nootropiques – surnommés “smart drugs” – connaissent un essor fulgurant.
Modafinil, Adderall ou Ritaline, initialement développés pour des usages médicaux, sont détournés pour accroître vigilance, mémoire et énergie cognitive. Selon certaines enquêtes, près d’un entrepreneur sur six y aurait recours.
Pour leurs défenseurs, ces substances constituent une alternative “efficace et moderne” aux stimulants traditionnels comme le café.
Ces pratiques témoignent d’une médicalisation du travail : l’entrepreneur est de plus en plus un “biohacker” de sa propre biologie, qui ajuste en permanence sa chimie interne pour soutenir le rythme imposé par le 996.
Les dangers cachés d’une fausse sobriété
Derrière cette nouvelle tempérance se cache une contradiction majeure. Rejeter l’alcool au nom de la performance pourrait sembler une avancée, mais le remplacer par du microdosing ou des nootropiques introduit des risques bien plus préoccupants. Ces substances, souvent illégales ou détournées de leur usage médical, exposent à des effets secondaires lourds : dépendance, troubles anxieux, paranoïa, risques cardiovasculaires ou encore épisodes psychotiques.
Des psychiatres observent d’ailleurs une hausse des cas de patients entrepreneurs ayant recours à ces produits pour “tenir” leur charge de travail.
Cette médicalisation du quotidien installe une illusion de contrôle : le corps est vu comme une machine qu’il suffit d’alimenter avec la bonne molécule pour qu’elle continue de produire sans faiblir.
Le paradoxe est criant : ces jeunes fondateurs mesurent leurs calories, suivent leurs cycles de sommeil grâce à des capteurs et s’imposent des routines de bien-être... tout en adoptant des pratiques de travail qui détruisent cet équilibre.
La sobriété affichée devient alors une façade, masquant une autre forme de dépendance, plus insidieuse et potentiellement plus dangereuse.
Vers une sobriété durable et authentique
Face à cette “sobriété sélective”, une autre voie s’esquisse : celle d’une sobriété réelle, qui réinterroge le rapport au travail et à l’équilibre de vie. Certains pays offrent déjà des modèles inspirants : au Danemark, en Suisse ou au Québec, rester tard au bureau est perçu non pas comme une preuve de motivation, mais comme un signe d’inefficacité organisationnelle.
De plus en plus d’entreprises explorent des alternatives concrètes : horaires stricts de fermeture des bureaux, interdiction d’envoyer des emails le soir et le week-end, ou encore mise en place d’un véritable droit à la déconnexion.
Ces initiatives redonnent au temps de repos sa place centrale dans la santé et la performance durable.
La vraie révolution ne réside donc pas dans le rejet de l’alcool seul, ni dans l’optimisation chimique des capacités cognitives, mais dans la capacité à inventer une culture de travail qui conjugue ambition, innovation et respect du capital humain.
Une sobriété authentique n’est pas une privation, mais une réconciliation entre performance et équilibre de vie.
L’importation du rythme 996 dans la Silicon Valley illustre une tension profonde de notre époque : la volonté d’innover toujours plus vite au prix d’un surinvestissement humain difficilement soutenable.
La dimension “sans alcool”, présentée comme une avancée vers une meilleure hygiène de vie, se révèle finalement ambivalente. Si elle marque une rupture avec la culture festive et parfois destructrice des débuts de la tech, elle ouvre la voie à une sobriété sélective qui s’appuie sur d’autres dépendances, plus subtiles mais tout aussi risquées.
Microdosing de LSD, consommation de nootropiques, “Cali Sober” : ces pratiques traduisent une conception instrumentale du corps et de l’esprit, considérés comme des outils à optimiser pour répondre aux exigences du 996. Mais à long terme, cette approche s’avère contre-productive, tant sur le plan de la santé mentale que de la créativité.
La véritable transformation ne passera pas par le remplacement d’une substance par une autre, mais par une redéfinition des modèles de réussite et de travail. Plutôt que d’opposer performance et bien-être, il s’agit de construire un équilibre où innovation et sobriété se conjuguent sans artifices.
Dans un monde où l’exigence de productivité semble infinie, le courage réside peut-être moins dans le fait de “tenir” à tout prix que dans celui de réapprendre à lever le pied.
